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PORTRAIT : SARA CONTI (2019) Paul Ardenne À Saint-Ghislain vit Sara Conti, créatrice hors pair. Son médium : le dessin. Son propos : comment je vois la vie. Son style : très personnel, entre graphisme coloré, découpage et ligne claire. Ses lieux d'action : l'espace public, la galerie d'art, le livre illustré. L'imagination, ici, est au pouvoir, débordante, corrélée à la réalité souvent la plus quotidienne qui soit. Autant le reconnaître d'emblée : le propos qui suit ne sera pas académique. La principale raison en est l'amitié. J'ai rencontré Sara Conti voici une dizaine d'années. Je travaillais alors, dans la foulée de mon livre Un Art contextuel, sur les expressions artistiques se donnant cours dans l'espace public, à même la rue et la ville. En menant mes recherches, j'étais tombé sur de curieux collages urbains blasonnant les murs d'immeubles, parfois très en hauteur et toujours visibles, où étaient représentés de façon stylisée des corps humains élémentaires, le plus souvent féminins. Les figures qu'exhibaient ces collages, en forme d'amande, comme des mandorles à peine historiées, étaient le plus souvent ornées d'attributs désignant tantôt la chevelure, les seins ou le sexe, ceux des femmes. Déclaration féministe que celle-ci ? Peut-être. Mais dans quelle intention ? Bien des artistes, de façon déclarée, cultivent l'art de l'allusion voire du mystère. Je décidais d'enquêter. Le corps humain métamorphosé, offert à tous yeux Artiste belge d'origine italienne, un temps chanteuse dans une formation de rock (curieux détours du destin, en lequel elle préfère croire), Sara Conti s'est d'abord fait connaître par ses collages urbains, distribués, on va le voir, de façon métronomique. Titanesque travail esthétique que celui qui va l'occuper plus de dix années durant, jusqu'à une date récente. L'artiste, méticuleusement, prépare en atelier, réalisés au dessin vectoriel puis découpés avec soin, plusieurs centaines de collages-papier, qu'elle affiche chaque semaine avec une régularité sans défaut, souvent le dimanche matin. Les lieux choisis où s'exhibent ces affiches d'un genre sibyllin sont d'abord Saint-Ghislain et ses alentours avant que les collages essaiment au loin, à Charleroi, à Bruxelles, à Douai et autre part en France. Les surfaces qu'affectionne particulièrement Sara Conti sont celles des friches industrielles, murs abandonnés et autres reliques d'une économie ayant changé son fusil d'épaule et décampé. La forme fétiche qui anime chaque dessin est celle, récurrente, obsessionnelle, de la matriochka, cette poupée russe enceinte d'autres poupées russes, en cascade. Une matriochka qui, une fois customisée par Sara Conti, n'est jamais la même et peut revêtir des attributs d'époque, sataniques ou sacrés, diversement. Le corps, ici, est incessamment la proie de métamorphoses bizarres. Des végétaux sortent de la chair, une peau se scarifie, la conformation humaine devient animale, la figure se fait de temps à autre carnavalesque, symbolique, fantasque, girly..., tandis que l'artiste exploite avec intensité le recueil des métaphores de l'humanité incertaine, jamais sûre de ses choix, de ses désirs, de ses penchants. Réunis à présent dans un livre qui en est comme la Bible, la reproduction de ces centaines de collages urbains "matrioshkesques" donne la mesure du labeur fourni mais, plus encore, forme le recueil d'une oeuvre majeure à la richesse graphique profusionnelle. Un univers en soi, incomparable, inimité, l'équivalent d'un chef-d'oeuvre, pas moins. La vie est un dessin, mon dessin Dessiner, encore et encore. Avec l'ordinateur souvent, mais de plus en plus avec la main, à mesure que le temps avance. Quels sont les thèmes élus de l'artiste ? Avant tout, on l'a dit, sa propre vie. Sara Conti est italienne ? Elle s'empare du mythe de Rémus et Romulus, les fondateurs de l'Urbs, la Ville éternelle, et en donne une libre illustration graphique très saillante où les corps un peu arrondis de nos contemporains ont remplacé la configuration charnelle musculeuse et athlétique des anciens. Un été, la chaleur devenant insupportable, elle se dessine nue, sans fioriture, sans excès non plus, à partir de selfies réalisés avec son smartphone. Canicule, le court portfolio qui émane de cette expérience vitale simple et commune, montre à l'envi que Sara Conti aime aller droit à l'essentiel : le trait est le paramètre qui mètre le corps, pas question de le mettre au service d'une exagération de soi où l'artiste, pourtant joliment proportionnée, se présenterait en gloire à nos yeux de spectateurs comme la Vénus de Botticelli. Priorité, dans ce cas, au réalisme. Ces "autoportraits de canicule", comme les nomme l'artiste, avouent un regard sur soi moins illuminé ou trompeur que précis, sinon réconcilié avec leur objet - je suis donc ce corps. Ce réalisme, on le retrouverait si besoin était, avec une puissante vivacité, dans un autre portfolio de l'artiste, I Wish U Well. "Fin juillet 2018, j’ai eu la chance, grâce à une mission Mus-e Belgium, de passer du temps au Centre d’Accueil de la Croix-Rouge d’Ans-Rocourt. Avec mon téléphone, j’ai récolté photographiquement les choses qui m’ont marquées, les personnes que j’ai rencontrées. J'en ai alors réalisé dix dessins rassemblés dans le petit livre « I wish u well »''. Que voit-on ? Des personnes d'origine immigrée, dans leur centre d'accueil, attendent que le temps passe, des jeunes femmes sourient à l'artiste, deux sympathiques jeunes adultes mâles montrent avec fierté leurs tatouages... La vie des humbles ? Disons, l'humanité, plus sobrement, dont l'artiste rend ici un des moments au moyen d'un dessin une fois encore précis et sans bavardage, d'où l'émotion n'est jamais absente. L'effet, sans nul doute, de l'attention et du respect que Sara Conti ne manque pas de témoigner à ses modèles d'un moment, des oiseaux de passage que l'existence n'a pas gâtés mais qu'elle saisit en dignité, toujours et invariablement. Jusqu'au bout de ce que permet le graphe Une artiste de la vie humaine, Sara Conti ? Une artiste pour laquelle la vie selon toutes ses inflexions peut donner lieu à dessin ? Sans aucun doute. Quand bien même elle-même ou l'humain réel ne feraient plus partie du projet créatif. Il en va ainsi dans cette récente série de dessins d'arbres et d'épaisses forêts méticuleusement tracés au feutre noir par l'artiste, et d'où toute présence humaine a disparu. Quel sens donner à ces images "anthropofuges", à ces représentations où, pour reprendre la fameuse formule de Charles Baudelaire chroniquant le Salon de 1859, voici venu le temps de "l'univers sans l'homme" ? Pulsion écologique, peut-être. Ou lassitude momentanée du monde sur-habité où nous nous mouvons. À moins qu'il ne s'agisse-là de l'effet d'une fascination, ou d'un hommage à la nature, à ses formes prolixes, à sa générosité matiériste. Tout cela ensemble, qui sait ? Que signifie le dessin, colorié ou non, pour Sara Conti ? Comme la phrase pour l'écrivain ou le proverbe pour le fabuliste, il est ce vecteur sur lequel viennent reposer tout à la fois la sensibilité de l'artiste, sa conscience du monde qui va et sa manière de l'enfermer dans un tracé, une ligne qui s'allonge, se tord et se déplie. Qu'est-ce que la réalité ? Une donnée perçue. Comment en restituer l'essence ? En l'inscrivant dans un jeu de lignes rigoureux ou fantasque, diversement, selon que l'artiste rêve le réel ou en donne une figuration contextuelle. Le dessin, pour Sara Conti, est l'arme absolue de la restitution existentielle. Inutile de se perdre en formules et en formes compliquées, il faut aller à l'essentiel. Ce qui veut dire ligne claire, esprit de synthèse et toujours, toujours, cette règle cardinale : un fait et une idée par dessin, jamais plus. Dessiner est une ponctuation - de l'espace, du temps où l'on vit - et la somme des instants vécus et représentés, rien moins, elle, une succession de dessins. Paul Ardenne est écrivain et historien de l'art. Il est notamment l'auteur de Art, l'âge contemporain (1997), Art, le présent (2009) et Un Art écologique, création plasticienne et anthropocène (2018).

SARA CONTI D’INSPIREES TIGRESSES DE PAPIER (2013) PAUL ARDENNE Sara Conti est née à Baudour (Belgique) en 1971. D’ascendance italienne par sa mère et son père, habituée des musées de la Péninsule durant les vacances d’été de son adolescence, elle fait des études d’art à Mons (à l’École Supérieure des Arts Plastiques et Visuels de cette ville-frontière avec la France) et en sort diplômée. Se consacrant d’abord à la musique rock, en tant que chanteuse, passionnée aussi de BD, elle évolue vers la création graphique au tout début des années 1990. Sara Conti opte alors pour le dessin sur papier destiné à l’affichage en espace public. Le thème récurrent de ses travaux, qui estampillent bientôt la plupart des villes de Belgique et d’Europe, au hasard de ses déplacements, est de nature déclarative, militante et obsessionnelle : la femme, encore la femme, toujours la femme, représentée sous l’espèce générique, mise par l’artiste à toutes les sauces, de la matriochka russe. Revisiter la poupée russe « J’ai développé un univers graphique qui s’articule autour de la matriochka et je réalise des collages urbains. » Ainsi profilé, le pedigree de Sara Conti artiste paraîtra, sinon chaotique, du moins tortueux. Pourquoi la « matriochka », notamment, qu’elle utilise comme figure emblématique de l’ensemble de son œuvre ? On ne sache pas que l’art populaire de la Russie prémoderne et ses figures fétiches soient une référence majeure et banalisée de l’art occidental, classique comme moderne et contemporain. Marie Maertens, critique d’art, nous éclaire sur la démarche de l’artiste à ses débuts : « En 1987, sa mère l’emmène visiter Moscou et Saint-Pétersbourg, où elle découvre les poupées russes. Toutefois, ses premières représentations datent de 2006 et sont imaginées à partir d’un workshop auquel elle est invitée par la communauté slovène de Trieste. Sara Conti, dès lors, va peupler sa Belgique natale de créatures singulières au Plat Pays : Les Matriochkas. Voluptueuses et généreuses, les figures de poupées aux contours simplifiés que signe l’artiste offrent à voir leurs attributs féminins et sexuels, mais demeurent relativement mutiques quant au message délivré. » Dessinées chez elle, au moyen de l’ordinateur, imprimées ensuite sur papier puis au besoin retravaillées (découpe des creux au scalpel à papier, notamment), les matriochkas spécifiques que crée Sara Conti se destinent à être collées dans la rue, comme le seraient des affiches. Elles se distinguent, à l’origine, par leur tracé sobre, permettant une visualisation aisée : un cerne délimite le corps avenant d’une femme dont sont signifiés les attributs sexuels, vulve, seins, bouche. Ce dessin de nature élémentaire, bientôt, se complexifie, de même que la thématique dont chaque matriochka veut être l’émissaire. La matriochka « contienne » n’est pas une simple figure d’apparat. Son propos est, a minima la condition féminine, a maxima le rapport que le sujet, surtout s’il est femme, entretient aujourd’hui avec une réalité devenue complexe, mal facile à débrouiller. Formellement parlant, il s’agit d’une figure-slogan, d’un être publicitaire. Parce qu’en papier, elle se condamne certes à ne pas durer – risque d’arrachage, délavage de ses couleurs sous l’effet des pluies – mais son message a toutes les chances de passer, à l’instar de celui que véhiculerait une affiche conventionnelle, le plus efficace des médias qui soit. Les spécialistes en « com » le savent bien : on ne peut pas ne pas « voir », même dans un espace fréquenté à la hâte, un placard – le cerveau en enregistre le contenu de manière subliminale. La poupée russe telle que l’accommode Sara Conti, rapidement, s’affranchit du statut de simple emblème de la féminité pour devenir bien plus, une « image sens », le vecteur d’un propos sur la femme, la société, le monde. La pulsion décorative le dispute ici à la pulsion communicationnelle. Dans son acception « contienne », l’art ne saurait être sans effet plastique, pas plus qu’il ne sera sans contenu. Gratuité interdite. « Je m’identifie volontiers à cette matriochka, dit Sara Conti. Elle me permet de m’exprimer sur ce qui me touche, sur ce qu’il se passe parfois en moi ou autour de moi et sur l’absurdité de la société dans laquelle nous vivons. Ce qui fait dire à beaucoup que mon travail est féministe. Mais, cela n’est pas volontaire. J’aime mélanger la légèreté et le sérieux. » La Matriochka, c’est moi et plus encore « La matriochka, je l’utilise comme un instrument pour m’exprimer. Je trouve que c’est un puissant symbole de féminité (entre autres). Mes matriochka sont sexuées. Je dis toujours que ce sont les Vénus de Willendorf du XXIe siècle. Je suis une femme, j’utilise donc un personnage féminin pour m’exprimer. C’est comme un personnage de comics. Je fais avec ce que je suis. » Regardons les matriochkas « revisitées » de Sara Conti. Ce sont bien là des « matriochkas », aucun doute sur ce point : la forme en est toujours empruntée à cellle du corps de la poupée russe, un ovoïde pincé dans sa partie supérieure et tronqué dans sa partie basse. Le principe de la métamorphose, en revanche, s’y voit poussé à l’extrême. On trouve là des femmes stylisées très ordinaires, reconnaissables à leurs attributs sexuels stylisés, vulve, seins, cils et sourcils. Et d’autres, plus richement dotées, portant vêtements, chapeaux, lacets, armures. Certaines, encore, sont flanquées d’un environnement qui déborde leur stricte figure de « poupées » : un lit de fleurs, des étoiles, des nuages, la présence d’animaux tels que biches ou fennecs. Il arrive aussi que le dessin soit accompagné d’une légende, toujours brève, de nature à orienter la lecture et la compréhension. Autre aspect important, la taille. Celle-ci s’accroît régulièrement, avec pour corollaire la visibilité accrue des matriochkas dans l’espace public : « Au début, mes collages urbains étaient minuscules ; c’était de toutes petites silhouettes de matriochka en papier, toutes simples avec un contour bleu. Au fur et à mesure, les formats se sont agrandis. Actuellement (en 2013), il m’est possible de coller des poupées de 260 x 180 cm en une demi-heure, grâce à une escabelle que je transporte. J’ai déjà fait des formats qui vont bien au-delà. » Du fait de leur rapide multiplication en Belgique, dans le nord de la France et à Berlin (les murs libres, à commencer par ceux des manufactures en friche, y abondent), les matriochkas de Sara Conti acquièrent bientôt une belle célébrité. Dopée par cette estime croissante pour ses travaux, l’artiste se voit elle-même saisie dans une spirale de créativité intense. Son rythme ? La confection d’un grand collage par semaine, une confection mariant énergie etméticulosité, et qui commande de nombreuses heures de travail d’atelier. Cette multiplication de la matriochka, son caractère plus sympathique que répulsif, le propos qu’elle fait sienne, qui parle d’amour, d’aspiration à la joie, de liberté sexuelle, d’émancipation féminine, de combat contre l’aliénation, accentuent en bloc l’intérêt manifesté par le public aux matriochkas. On prend l’habitude, dans l’entourage de l’artiste, de les dénommer « Puppen », « Poupées », une dénomination qui va rester. Femmes murales ? Femmes debout ! Stricto sensu, l’œuvre de Sara Conti peut être affiliée au « street art », forme de création qui émerge à la fin des années 1960 dans des métropoles telles que Paris, New York ou Los Angeles avant d’essaimer dans le monde entier. Le « street art », ontologiquement parlant, c’est l’ensemble des créations plastiques qui utilisent le mur comme support et la ville comme espace d’exposition, s’entend, de façon libre, en fonction de décisions d’implantation de l’œuvre qui sont le fait de l’artiste d’abord. Les lieux où chaque nouvelle « Puppe » réalisée sera disposée sont ainsi définis au hasard des marches de l’artiste et de ses déplacements physiques. « Je sais rarement où je colle à l’avance. Donc j’improvise », dit Sara Conti. « Si un mur qui appartient à un particulier ou si un bistrot m’intéresse, j’en parle. Parfois on me dit non, souvent c’est oui. La police s’est parfois arrêtée et m’a interpellée, mais dans les grandes villes, les policiers sont plutôt tolérants vis-à-vis de moi (…). Les gens sont souvent étonnés d’apprendre que c’est du collage sauvage, parce que ce sont de grandes pièces. Mais je confirme : c’est du collage sauvage, réalisé en plein jour avant de photographier le résultat (Mon travail est éphémère, la trace photographique est donc hyper importante). » Sara Conti, par sa pratique propre, diverge cependant du « street art » conventionnel à ce titre d’abord : elle n’attaque pas le mur au moyen d’une peinture appliquée directement, à l’instar des tagueurs, mais en y affichant des travaux plastiques créés en amont, dans l’espace fermé de l’atelier ou de l’appartement domestique. Son activité, en cela, s’apparente plutôt à celle du papelografismo, en vogue en Amérique latine (Chili) dans les années 1970-2000. Figures de rue, filles de la rue d’un genre inusité (elles raccolent, à leur manière, mais différemment des putains), ses œuvres faites pour être vues de tous ne font pas qu’ajouter au décor urbain en le griffant, en le salopant ou en y apposant ce « fondamental » de la culture Street, la signature. La « poupée » de Sara Conti, parce qu’elle a sa propre nature à la fois décorative mais aussi signifiante, fait muter le paysage urbain, elle le requalifie. Bien des sites choisis par l’artiste pour y coller ses travaux plastiques le sont du fait de leur pauvreté, de leur déclassement voire de leur aspect ruiné. Un idéal de réparation vient doubler dans ce cas le désir d’une affirmation. De par leur diversité, de par la richesse des approches réflexives dont elles sont porteuses, les « Puppen » de Sara Conti deviennent en ville d’authentiques interlocutrices pour les passants, femmes comme hommes. Toutes évoquent des réalités plus ou moins douloureuses, des faits de société dont il faut débattre. Refuse Resist Reinvent (Pommeroeul, Belgique, 2010) présente trois matriochkas guerrières campées sur un lit de fleurs bleues, leur ventre enceint d’un immense cœur rose. Au-dessus de leurs têtes casquées, la mention qui donne son titre à cette œuvre, « Refuse, Résiste, Réinvente », sonne comme une injonction faite à la femme de ne pas accepter le monde tel quel et de favoriser l’avènement d’une autre réalité. Girls Just Wanna Have Fun, un collage décliné en deux temps, rend sans hésitation compte de l’engagement de Sara Conti contre la privation d’image et de liberté imposée aux femmes dans certaines cultures, la musulmane au premier chef : ce collage prend pour thème des femmes en burka, dont la liberté de jouir librement du monde est conditionnée par l’autorité mâle. Slowar (Berlin, 2010) montre trois matriochkas en armure, casquées et armées chacune d’un cimeterre à la ceinture, montant en guise de chevaux des escargots. « Slowar », soit « slow war », la « guerre lente », celle qui prend son temps mais qui de toute façon sera menée, quoi qu’il arrive. Les Amazones, dans l’imaginaire du féminisme essentialiste, incarnent un beau mais vain combat. Les militantes de Conti, elles, vont en armes, lourdement équipées, déterminées, elles ne se sont pas coupé un sein pour mieux manier leur arc mais elles ont pris le temps de mûrir, de se préparer au combat contre le phallocratisme. Autre caractéristique agrégative, « reliante », des images conçues par Sara Conti, qui en rend facile l’abord tous publics : le recours réitéré aux grands référents de la culture judéo-chrétienne, aisément lisible et compréhensible pour les citoyens occidentaux. Marie Maertens : « La poupée, par exemple, se fait papesse et salue le Vatican : Ciao Roma. Ou bien se dote d’un chapeau et sonne les cloches du Carnaval de Binche, le plus célèbre de Belgique. Placardée à Mons, son effigie invoque Le Soleil Noir ou décore la devanture du Café Central à Bruxelles pour alerter sur les méfaits du nucléaire. » Une option pertinente Rendu aisé par le site Web que tient l’artiste (celui-ci prend rang d’espace d’archivage photographique et mémoriel), un regard rétrospectif sur des années de création consacrée aux « Puppen » signale que leur style est rapidement fixé. Même chose pour la méthode de travail de l’artiste. Cette méthode répétitive, qui évoque le travail de Pénélope (s’appliquer à faire ce qui sera ensuite défait), relève d’un double artisanat, de confection d’abord, d’exposition ensuite, mis au service d’une communication aisée, la plus courte qui soit si possible. Le recours à la rue, dans cet esprit, est le plus logique qui soit. On se confronte à l’œuvre dans un in-situ, un specific site qui est le cadre ponctuel où s’exerce la vie même, au quotidien. De nature idéogrammatique (tracé simplifié, trait de contour épais, symbolisme compréhensible immédiatement), le travail plastique de Sara Conti trouve dans la figure de la matriochka un référent pratique. Au-delà du folklore, la matriochka, tout à la fois, est femme, mère et le symbole d’une féminité trois fois accomplie : 1, par la stature – la matriochka est toujours bien posée sur sa base, elle occupe le terrain ; 2, par l’apparence flatteuse – la matriochka, peinte en Russie de mille manières différentes, est l’équivalent d’un corps maquillé, apprêté, se mettant en valeur au-delà de sa propre configuration naturelle, et propice à toutes les transformations cosmétiques ; 3, par sa configuration matricielle – la matriochka n’est pas qu’une enveloppe, un corps creux, elle est surtout une matrice. Portant les enfants, elle porte le futur, elle est la maîtresse du devenir généalogique, la Grande reproductrice. Où accréditer le caractère utile et bienvenu d’une telle référence, serait-elle décalée d’office par rapport aux références locales en matière de représentation du corps humain, celles de l’art occidental (innombrables, en tendance complexes), celles aussi des Gilles et autres Géants qu’affectionne la culture flamande (réduites en nombre, et stéréotypiques). La matriochka, de facto, est une figure pouvant se prévaloir d’un double avantage. D’une part, son « être » (plastique, rhétorique, symbolique) est immédiatement perceptible par tous comme une évocation de la femme « en général », évocation élargie et épanouie du concept de féminité. D’autre part, le jeu avec l’apparence, concernant la matriochka, est non seulement logique mais plus encore inévitable. La poupée russe, pour l’imaginaire collectif, émane d’une culture populaire sans doute naïve, portée à la valorisation de valeurs simples (la femme a pour destin d’enfanter). Elle n’en est pas moins l’héritière d’une pensée magique demeurée tributaire de concepts tels que la métamorphose, l’enchantement ou l’expression imaginaire, dans l’esprit d’un Marc Chagall. Un féminisme individualisé Un collage effectué en 2010 à Charleroi, intitulé Roots, présente significativement, face à face, comme comparant leurs anatomies respectives, et surtout sympathisant l’une avec l‘autre, la matriochka « contienne » d’une part, et une Vénus de Willendorf de l’autre. Quel lien entre elles deux ? La chevelure sombre et nouée à l’africaine, qu’elles portent à l’identique, dont les affuble l’artiste se montre propice à en faire non deux entités archétypiques sans relation mais au contraire deux jumelles, deux femmes solidaires dans le temps humain. Dit au plus court : les deux conceptions de la féminité convoquées-là le sont à l’évidence pour se compléter, non pour s’exclure. La thématique originelle de la féminité exaltée comme don naturel de la vie, qu’on attribue aux statuettes dites « Vénus de Willendorf », représentant des femmes plantureuses à gros seins, est prolongée pour l’occasion par celle de la femme championne d’autonomie, figure connectée au présent, impliquée, concernée par la réalité, dont Sara Conti est le héraut (la héraute). Sara Conti féministe ? Aucun doute sur ce point. Nombre de « Puppen » se signalent ainsi par l’appropriation d’un nom d’ordinaire lié à la masculinité : Messiah, Pirata, Vlada lempaleuse pour Vlad l’empaleur, Princesses évêques… par exemple. Cette pratique d’inversion sexuelle est courante dans l’art mis au service de la cause des femmes. Une Laurence Jauget-Padget, dans les années 1990, publie ainsi un portfolio photographique intitulé Hollywoodn’t (« Hollywood, non ») où les hommes de films célèbres, dans des scènes recomposées par cette artiste, sont remplacés par des femmes (le fils du cheik devient la fille du cheik). Sara Conti en use pour sa part d’une manière plus décontractée, de nature à mettre à distance le militantisme lesbien et sa pulsion parfois constatée à vouloir imposer la femme partout où il y a « de » l’homme – en particulier, dans les images de pouvoir. Si les « Puppen » nous parlent bien, en usant du détournement, d’un Woman Power, c’est moins pour faire valoir que la place de la femme doit être celle de l’homme que de façon caméléonesque : la femme, plus qu’élevée au rang de Superwoman, double féminisé de Superman, gagne à se métamorphoser en toutes les figures de genre possibles, masculines certes mais tout autant féminines. La femme selon Sara Conti, n’en déplaise aux féministes schématiques, est un être complexe, qui consent à la féminité totale, sans singer à tout coup les mâles-mâles ou les femelles-mâles. La « Puppe » peut être une Marguerite Gautier fatiguée, une Sarah Bernhard romantique, une Colette rêveuse, une George Sand croqueuse d’hommes, une suffragette qui réclame des droits élémentaires tels que l’équité, le respect et l’égalité homme-femme non négociable, une guerillera MLF tendance « Psy and Po » armée d’une tronçonneuse à châtrer, une « femen » qui montre ses attributs de gorge pour mieux piéger le voyeurisme des médias dans le but de faire passer son message émancipateur. Le tout, dans la forme amicale d’un art moins provocateur que mobilisateur en douceur, rusant avec l’imaginaire folklorique mais pour mieux en dériver un venin salutaire. – De la sympathie à l’empathie, de la légèreté au coup qui fait mouche, dans cette perspective activiste : nourrir autant que faire se peut, tant elle n’est pas encore devenue une norme sociale, la noble cause des femmes libres.

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